La magie en diagonale
Le Grand Raid a retrouvé ses marques. Dans ce nouveau départ, tout est plus fluide. Après avoir été « stocké dans un enclos », le troupeau de bipèdes rejoint la ligne de départ dans une hystérie collective que l’organisation parvient à maîtriser in extremis.
La longue ligne droite nous fait face et le départ est donné. Les premiers pas de cette cuvée 2013 sont couronnés de cris d’une foule venue se masser le long des barrières. Émouvant et impressionnant. Dans ce tunnel sonore, je tente d’écouter mon propre tempo mais les vibrations sont trop puissantes et c’est si bon de se laisser porter par cette énergie !
Les quads qui fendent la foule ralentissent, le rideau humain est épais, je cours à côté puis devant les quads et ne comprends pas pourquoi ils ne me devancent pas.
Difficile dans ce contexte de lire la carte de mes sensations. L’odeur de la canne mûre dans l’humidité du fénoir remplace les gaz d’échappement. La piste est technique et mes semelles se chargent de boue.
Je me retourne… personne ! Mais que font-ils ?
« 2 minutes sur le groupe Kilian » m’annonce la journaliste de Réunion 1ère. Seul devant, que faire ? La route est longue et courir devant sera coûteux en énergie. Sur la route de Montvert, après avoir été littéralement frappé d’encouragements par une foule hurlant son soutien, j’analyse la situation.
Kilian avait les traits tirés au départ, il se pourrait qu’il donne un faux rythme pour se préserver dans la première partie de course. Mes sensations sont bonnes et je suis dans mon tempo, alors pourquoi pas capitaliser de l’avance en sachant qu’elle ne sera que provisoire et qu’il faudra accepter le retours des cadors sans déprimer.
Pierre.H me ravitaille au Domaine Vidot : rapide, précis, c’est top. 15 kms et 600 + en 1h12, c’est le temps réalisé par mes Rapa Nui, it’s time to fly !
La lune rayonne entre les goyaviers qui dessinent le chemin des fraises. Le calme de la nuit éveille mon instinct animal. Je suis traqué par 2200 de mes semblables, je suis un vieux guerrier, un nouveau Chaman intégré dans ce volcanisme merveilleux. Oh Tonton, tu délires !!! Le dialogue interne a du bon et je retrouve les sensations d’un enfant dans un jeu de rôle, c’est amusant et mentalement économique.
Les singles techniques laissent place à la piste qui borde le rempart de la rivière. J’imagine dans la nuit ma maison a quelques centaines de mètres à vol d’oiseau de l’autre côté de la rivière, 1000 m en contrebas.
La fraîcheur se fait sentir et j’enfile mon coupe-vent Quechua.
Au ravitaillement de Notre-Dame, Ombeline et Thibault sont efficaces. Je voie l’inquiétude sur le visage d’Ombeline qui se demande pourquoi j’ai pris la tête de la course. Ma foulée est limpide, économique. Au loin, les lumières de St-Louis bordent l’océan dont la lune révèle l’immensité.
La rosée des pâturages apporte de la fraîcheur à mes pieds en surchauffe, le bord du rempart est technique, je reste vigilant.
J’entends au loin des cris : « Allez Pascal !». Un feu crépite au loin, les Picard et les Robert, propriétaires des lieux, sont venus passer la nuit pour suivre l’épreuve. D’une extrême gentillesse, ils m’avaient aidé pour organiser les reconnaissances du parcours, des gens de grande valeur.
Je rejoins la piste forestière. Kilian et François fondent sur moi. François me demande comment est la suite du parcours puis sa foulée monstrueuse nous laisse,Kilian et moi, dans une impuissance déconcertante. Je me demande s’il s’agit d’une tactique pour me faire exploser dans des accélérations successives. Je laisse partir François en restant sur ma vitesse de croisière. Kilian est tout simplement en difficulté.
Piton Textor franchi c’est enfin le temps de laisser glisser les formidables automatismes de la descente. Fluidité, trajectoires optimisées, mes Hoka Rapa Nui se moquent bien des laves acérées qui jonchent le sentier. Au ravitaillement, je suis surpris par les encouragements qui sont en ma faveur, le roi Kilian est presque boudé, son visage est fermé, il souffre.
Le sentier de Coteau Kerveguen est sec. Les mares de boue ne sont que poussière et l’adhérence est optimale. Le jour se lève et le soleil vient coiffer la crête de la Fournaise dans une ambiance que seule la lumière australe sait installer. En chasseur préhistorique, je repars à la chasse, gravissant les obstacles de roches dressés par les déjections du Piton des Neiges il y a des milliers d’années.
La descente de Kerveguen est technique, usante, interminable et je sais qu’elle engendre inévitablement des lésions musculaires si on veut l’affronter avec vélocité. Je n’ai pas le choix et descends à la limite de la prise de risque.
Ombeline et Thibault m’attendent et il me tarde de les retrouver.
A l’entrée du stade de Cilaos, un homme me tend les bras. Jean-Claude est là, me barrant le passage. Je me jette dans les bras de mon ami venu vivre sa retraite à Cilaos. Il était là pour mes débuts dans la trail en 2003, organisateur des belles épreuves varoises où la convivialité était garantie, le trail de la Belette, les 3 monts…
Je traverse le stade et Thibault m’indique que Kilian n’est pas encore reparti.
Je peste contre l’hélico qui souffle violemment l’équilibre de l’écosystème de Bras Rouge, arrachant les insectes, branches et fleurs dans un fracas brutal.
Taïbit, tu me fais face mais bientôt je marcherai sur ton sommet gravissant avec ferveur ta verticale parure exposée au soleil levant. Je sais dompter tes pentes exposées à la chaleur, me glisser dans tes méandres sans fin, tu ne m’effraies plus, je t’aime !
Je me laisse happer par le cirque de Mafate, presque nonchalamment, m’alimentant régulièrement avec du Bio Cake. Je suis bien, en symbiose avec ces roches que je foule, ces arbres autour desquels je m’enroule dans les épingles du sentier spirituel qui m’enivre. Ma respiration est calme et heureuse. J’inhale les saveurs des essences qui diffusent leurs charmes sous le soleil qui s’élève.
Une soupe de pâtes à Marla et je repars à l’assaut du Col des Bœufs. L’eau des ravines est limpide, abondante et j’y trempe mes bras, ma tête. Un bassin frais et paisible m’invite à refroidir mon corps dans la pureté de l’eau filtré par le basalte du Piton des Neiges, une autre fois sans doute...
Je reviens sur Kilian qui se cale dans ma foulée. Je ressens sa souffrance. L’essaim médiatique est maintenant sur nous butinant notre énergie à coups de questions, de trajectoires coupées, les foulées en compagnie du roi sont coûteuses.
Le Col des Bœufs franchi, la bascule Mafate-Salazie est sans doute la plus excitante de l’île. Un océan de verdure à perte de vue, une forêt de Cryptomerias en rang me rappelle que les apparences sont trompeuses. En surface, les plantations sont géométriquement quasi parfaites, dressées dans un ensemble de traits parfaits vers le ciel, mais sous terre, à l’abri des regards, les racines enchevêtrées s’étalent pour puiser et épuiser la terre, un reflet de notre société.
Thibaut.L me ravitaille, Kilian reste au massage.
Retour dans Mafate, dans un Sentier Scout exhibant crêtes, ravines, bouquets de bambous géants, je file à la manière d’une feuille morte emportée sur l’eau d’un torrent laissant la pente décidait de ma vitesse. La traversée de Mafate est longue et difficile mais tellement belle.
Ilet après ilet, mes muscles se figent et mes essais de relaxation intérieure échouent. La chaleur, la difficulté du terrain, mes pieds meurtris, mes genoux douloureux, un état nauséeux a raison de ma fougue.
Roche Plate, le charisme de Rosaire,Président du Caposs, redore le blason de ma soif de conquête et je chevauche à nouveau l’instinct guerrier pour mener le combat contre la fatigue.
Changement de chaussettes et chaussures au Maïdo, Ombeline et Thibault m’encouragent. Je repars revigoré par ce lien charnel si puissant.
L’ancestrale Forêt de Tamarins du Maïdoavalée, je déboule à Sans Souci. je suis descendu vite et musculairement atteint, je décide de faire une pause à l’école où Pierre.B me masse efficacement. Sa sérénité me rassure, j’en profite pour manger des crêpes à la confiture.
Rivière des Galets, des cris d’encouragements percent, le clan Gilsey venu en masse exalte un soutien profond, sans retenue, mon cœur frisonne, merci a zot’.
Sentier de Bord, la nuit tombante marque le retour à la ville : autographes en vol, encouragements hurlants, je n’arrive plus à me ressentir, sauve qui peut !
La Kalla m’offre une pause émotionnelle et j’essaie de me reconcentrer sur ma progression mais ne trouve pas la motivation pour accélérer. La nuit a éteint ma hargne et je suis résigné à finir sur un rythme confortable, quelque soit les conséquences.
Freddy revient sur moi, souriant, véloce « ou a fé pété Grand Raid ? » sourie-t-il. Il savoure, je suis heureux pour lui et ne tente pas de le suivre. Respect Monsieur Thevenin !
Derrière, la chasse s’organise. David et Antoine reviennent vite. Je force le rythme mais me renferme aussitôt dans mon matelas de croisière, englué dans un mélange de lassitude et de douleurs musculaires. J’arrive au Stade où Thibault, René-Paul.V et Ombeline sonne le gong de ma délivrance.
Je suis détruit ! Mes muscles sont lacérés, mes genoux broyés, mes pieds au cœur d’un four à micro-ondes.
Mon âme est heureuse, Freddy fait 2, moi 3, notre travail a payé.
Je retrouve ma femme, mon fils qui m’ont tant apportés par leur amour pendant ce périple et pense aux émotions que j’ai transmis à tous ceux que j’aime.
Après le contrôle anti-dopage, un massage, une douche, je quitte La Redoute un bras autour du cou d’Ombeline et une main appuyée sur l’épaule de Thibault, mes béquilles de vie tracent la plénitude de mon bonheur et je savoure cette complicité dans un profond soupir gazé au Nirvana.
Pascal Blanc